Depuis quelques années, le terme de procrastination est à la mode. Qu'il s'agisse des tâches ménagères, du travail ou des devoirs, chacun se trouve des excuses et y va de ses conseils pour lutter contre cette tendance, courante, à remettre les choses au lendemain. Il existe même une journée mondiale dédiée à la procrastination (le 25 mars) !
Souvent confondue avec la paresse, il semble pourtant que d'autres facteurs entrent en jeu et que tout le monde ne soit pas concerné de la même façon par cette (mauvaise ?) habitude.
Alors concrètement, qu'est-ce que la procrastination ? Que sait-on aujourd'hui des mécanismes psychologiques qui nous poussent à reporter sans cesse ? Peut-on agir et contrer cette habitude dont nous avons pourtant du mal à nous défaire ?
Vous trouverez, dans cet article, quelques éléments de réponse, entre approche scientifique (et littéraire !) et conseils pratiques.
Bonne lecture !
Sommaire
Procrastination : De quoi parle-t-on ?
- Oblomovisme : aux sources de la procrastination
- Qu'est-ce que la procrastination ?
- Qui est concerné ?
Causes et mécanismes psychologiques en jeu
- La mauvaise gestion du temps
- L'équilibre efforts/récompense
- Le rôle de la régulation émotionnelle
Peut-on agir sur la procrastination ?
- Se libérer de ses croyances limitantes
- Affronter l'instant présent...
- ... Et se projeter dans l'avenir
La procrastination : quand notre cerveau nous joue des tours
Le terme de procrastination prend ses racines dans la langue latine : composé des mots pro et cras (ou crastinus) qui signifient respectivement en avant et demain (ou lendemain), on peut donc le traduire littéralement par « pour demain ».
Il est difficile de définir précisément les premières occurrences de ce mot (XVème siècle ?). A la fin du XIXème siècle et au début du XXème, deux auteurs (Gontcharov et Proust) en font presque l'apologie dans leurs romans qui appartiennent aujourd'hui aux grands classiques littéraires. Le terme prend ensuite de l'ampleur jusqu'en ce début de XXIème siècle où psychologues et chercheurs se penchent sur le sujet pour débusquer et nous offrir des clés de compréhension et des moyens d'action concrets contre la procrastination.
Procrastination : De quoi parle-t-on ?
Nous avons tous une idée de ce qui se cache derrière la procrastination mais saviez-vous que des études ont montré, début 2023, que, même pour les concepts les plus simples, chacun construisait sa propre image mentale, rarement semblable à une autre ?
Prenons donc le temps de (re)définir ensemble la procrastination et ses multiples facettes.
Oblomovisme : aux sources de la procrastination
Peut-être avez-vous déjà entendu parler d'Oblomov, le héros du roman éponyme d'Ivan Gontcharov, publié en 1859 ? Non ?
Dans ce roman, le personnage principal, Oblomov donc, est un homme paresseux, narcissique et définitivement improductif. Chaque jour, il trouve de bonnes excuses pour remettre ses occupations au lendemain : payer ses factures, quitter son logement à la demande de son propriétaire et même, se lever et boire son thé... Oblomov n'est jamais prêt, n'a jamais le temps ou le matériel nécessaire pour réussir son entreprise.
Ce héros est si spectaculaire qu'au début des années 1950, le terme d'oblomovisme est employé pour désigner certains patients dépressifs et neurasthéniques en psychiatrie. Aujourd'hui, dans un monde qui va toujours plus vite, Oblomov apparaît, en quelque sorte, comme un résistant avant l'heure, une critique de l'hyperactivité et de la frénésie qui nous guettent.
On distingue, par ailleurs, à l'heure actuelle, le procrastinateur passif (Oblomov) du procrastinateur actif, pour qui procrastination ne rime pas avec paresse
Gontcharov n'est pas le seul auteur à s'intéresser à la procrastination : on retrouve dans A l'ombre des jeunes filles en fleur de Marcel Proust, une description magistrale de la procrastination dont voici un passage :
« Si j’avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail j’aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu’avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n’y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j’étais mal disposé pour un début auquel les jours suivant, hélas ! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j’étais raisonnable. De la part de qui avait attendu des années il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. »
Qu'est-ce que la procrastination ?
Revenons, d'abord, à la définition de la procrastination qui fait actuellement consensus dans le monde de la psychologie et de la recherche scientifique. Cette définition, proposée par le canadien Piers Steel nous dit que « la procrastination consiste en un report délibéré et inutile d'une action ou d'une activité initialement prévue tout en sachant que ce report aura des conséquences négatives ».
Il s'agit donc d'une action consciente qui implique un certain nombre de défaillances dans nos circuits de pensées et de gestion de soi mais qui n'est pas forcément liée à un état de paresse : le procrastinateur ne repousse qu'une tâche bien précise dans laquelle il refuse de s'engager à l'instant prévu, cela ne l'empêche pas de faire plein d'autres choses, d'importance moindre. De fait, il n'est pas rare d'être pris d'une frénésie d'actions si cela permet de repousser indéfiniment la tâche qui pose problème, cela permet en effet de garder bonne conscience et de se dédouaner : « j'ai fait plein de choses, j'ai manqué de temps pour ladite tâche ». On peut alors parler de procrastination active.
Le procrastinateur actif est, d'ailleurs, souvent dans les temps de son planning : il repousse une tâche mais la réalise toujours dans les délais imposés, au contraire du procrastinateur passif qui s'enlise dans une stratégie d'évitement qui le pousse à l'inaction. Ces deux modèles de procrastination ne sont pas antinomiques : selon les situations, il est possible d'être plutôt l'un ou l'autre.
Qui est concerné ?
Vous vous sentez concernés par l'une de ces définitions ? Rassurez-vous, c'est normal ! De nombreuses études ont été menées sur le sujet ces dernières années et toutes pointent vers la même conclusion : la procrastination concerne une majorité des Français.
Il est d'autant plus probable que vous vous sentiez concernés que la procrastination, aujourd'hui, est renforcée par l'usage des écrans et notamment du téléphone. Elle ne s'applique donc plus seulement au travail ou aux tâches ménagères mais également à d'autres aspects de notre vie qui peuvent avoir un véritable impact sur notre santé : hygiène de vie, heure du coucher, prise de rendez-vous médicaux...
S'il est aisé de comprendre que l'on puisse repousser indéfiniment une tâche pénible, il paraît plus étonnant de retarder le moment de rejoindre son lit ou encore de passer des examens médicaux importants. Il s'agit donc maintenant de s'intéresser aux leviers psychologiques qui nous poussent à agir de la sorte, tout en ayant, encore une fois, conscience des conséquences négatives d'une telle attitude.
Causes et mécanismes psychologiques en jeu
La procrastination a été longtemps réduite à une simple mauvaise gestion du temps et des échéances dont il était possible de venir à bout en s'organisant ou en utilisant différents outils, du planning simple au bullet journal à colorier.
On sait désormais qu'il existe plusieurs mécanismes en jeu dans la procrastination et notamment notre capacité d'auto-régulation émotionnelle.
La mauvaise gestion du temps
Si cette hypothèse n'est pas la seule qui explique la procrastination, la mauvaise gestion du temps joue pourtant bien un rôle dans la procrastination mais pas forcément de la façon dont on l'imagine habituellement : ainsi, à la question des échéances que l'on a tendance à reporter ou à oublier, s'ajoute aussi l'estimation, souvent erronée, du temps que nous pensons employer à une tâche.
Ainsi, plus le temps estimé sera important, plus il nous sera difficile de passer à l'action et à réaliser la tâche prévue : il est, bien souvent, plus facile de vérifier ses mails que de se lancer dans la rédaction d'un rapport ou même simplement, pour certains, dans le tri de leur boîte de réception.
Pour d'autres, qui se sentent galvanisés par le stress ou qui préfèrent faire les choses dans la précipitation, cette mauvaise gestion du temps peut avoir de véritables et importantes conséquences : en repoussant sans cesse les choses à faire, ne prennent-ils pas le risque que le dernier moment soit trop court ?
Qu'il s'agisse de surestimer ou de sous-estimer le temps nécessaire à la tâche, c'est souvent notre cerveau qui nous joue des tours, notamment en nous incitant à profiter de l'instant présent : notre amygdale, impliquée dans le passage à l'action, est incapable de se projeter dans le temps et évalue donc le ratio plaisir/déplaisir à l'instant T sans prise en compte des conséquences.
L'équilibre efforts/récompense
Le cerveau ne se contente pas d'estimer le temps passé à la tâche, d'autres variables entrent également en jeu, notamment l'évaluation des efforts qu'il faudra fournir pour accomplir ladite tâche et l'intensité de la satisfaction ou la valeur de la récompense reçue une fois la tâche accomplie.
Des chercheurs de l'Institut du Cerveau à Paris ont ainsi mis en évidence le rôle du cortex préfontal dorsomédian dans la perception de la pénibilité des tâches. Cette région du cerveau attribue donc, à chaque tâche donnée, un certain degré de pénibilité qui, dans le cas des procrastinateurs, se trouve dévalué avec le temps.
Le cortex préfrontal dorsomédian est également impliqué dans la perception de la valeur associée aux récompenses et au sentiment de satisfaction généré par l'accomplissement d'une tâche : tout comme la pénibilité, cette récompense va, dans certains cas, se trouver dévaluée avec le temps. Pour les personnes particulièrement sensibles à la dévaluation des récompenses, la tendance à la procrastination sera moindre.
Ces découvertes sur les implications cognitives de la procrastination permettent d'envisager des stratégies de remédiation individuelle, lesquelles doivent également prendre en compte l'aspect émotionnel de la procrastination chronique.
Le rôle de la régulation émotionnelle
La gestion de soi, de ses émotions, de son inhibition est un élément clé de la procrastination : ce sont, le plus souvent, les tâches ou les décisions désagréables qui sont remises à plus tard.
Qu'il s'agisse de repousser des tâches pour lesquelles on se sent incompétent ou de retarder une prise de décision par peur de faire le mauvais choix, la procrastination est également un moyen de masquer un manque de confiance en soi ou des croyances négatives sur son efficacité personnelle.
Dans certains cas, la procrastination permet aussi d'exprimer de façon passive une certaine colère ou un refus de faire des choses qui nous ont été demandées et que nous n'avons pas envie de faire.
Enfin, la procrastination est intrinsèquement liée à l'impulsivité et à la capacité à rester concentré sur une tâche : les personnes qui succombent facilement aux tentations, quelles qu'elles soient, ou au vagabondage mental sont plus susceptibles de procrastiner.
La procrastination est en grande partie liée à notre fonctionnement individuel : attention, impulsivité, confiance en soi, dévaluation de la pénibilité ou de la tâche... tous ces enjeux peuvent faire l'objet de stratégies personnelles pour contrer notre tendance à tout reporter.
Peut-on agir sur la procrastination ?
Il est tout à fait possible d'entamer une thérapie pour apprendre à s'auto-réguler, à s'engager dans les tâches ou à prendre confiance en soi mais il est également envisageable de mettre en place de petits changements pour modifier notre fonctionnement cognitif.
Se libérer de ses croyances limitantes
Pour lutter contre la procrastination, il faut accepter le sentiment d'inconfort que peuvent procurer certaines situations qui demandent de se faire confiance, de prendre des décisions ou de s'exposer au jugement des autres.
Il est important également de garder en tête que le fait de repousser indéfiniment une tâche ou une décision qui nous angoisse est vecteur de dévalorisation et d'un sentiment d'incompétence ou de lâcheté qui ne sont pas plus agréables que les sentiments que l'on cherche à fuir en retardant l'échéance.
En prenant conscience de nos convictions personnelles qui nous limitent et nous briment, il est possible de les nommer, de les analyser avec le plus de recul possible et d'en venir à bout.
Au lieu de dire « Je suis incapable de faire cette présentation devant 20 personnes », par exemple, il convient d'identifier ce qui nous inquiète puis de visualiser le chemin à parcourir et d'y consacrer le temps nécessaire jusqu'à être en mesure de se dire « Je suis capable de faire cette présentation ».
Pour cesser de procrastiner, il faut donc se confronter à son sentiment d'inconfort et d'insécurité sans chercher à le repousser à une date ultérieure.
Affronter l'instant présent...
Il s'agit donc, en quelque sorte, d'affronter l'instant présent, non seulement dans tout ce qu'il a d'inconfortable en termes d'émotions mais également en initiant l'effort qui nous paraît si pénible à première vue.
Un psychologue canadien, Timothy Pychyl, a ainsi démontré qu'une tâche nous paraissait toujours plus pénible avant que pendant sa réalisation : lorsque nous imaginons la tâche, nous surévaluons souvent sa pénibilité tandis que nous faisons tout pour la repousser. C'est donc le premier pas le plus important : une fois la tâche entamée, celle-ci s'avère finalement moins difficile que prévu.
Pour affronter une tâche qui nous rebute, il est possible de mettre en place des astuces qui viennent déjouer nos biais cognitifs :
- Compter jusqu'à 3 puis se lancer dans l'action sans réfléchir,
- Définir un temps précis alloué à la réalisation de cette tâche (ou d'une étape de celle-ci),
- S'accorder des récompenses pour chaque étape franchie.
Ce dernier point propose, ainsi, en quelque sorte, de jouer sur les leviers de motivation extrinsèque qui peuvent encourager le passage à l'action.
... Et se projeter dans l'avenir
Il arrive parfois que la sensation de satisfaction ou de bien-être que nous anticipons au moment de passer à l'action ne soit pas suffisamment motivante pour nous dissuader de procrastiner.
L'entrée dans l'équation de récompenses permet de projeter un ressenti positif supplémentaire qui vient ainsi contrer la dévaluation temporelle évoquée plus haut. Qu'il s'agisse de récompenses matérielles (un achat, par exemple) ou immatérielle (un moment pour soi ou en famille), le sentiment de bien-être et de satisfaction associé doit être suffisamment fort pour constituer une réelle motivation.
Il est aussi possible de constituer, par anticipation, une liste des avantages qu'offre la réalisation immédiate de la tâche :
- libérer du temps et de la charge mentale,
- renforcer le sentiment de compétence et d'efficacité personnelles,
- éviter des situations inconfortables vis-à-vis des collègues ou de l'entourage...
Tous ces procédés, coûteux en temps et en énergie dans un premier temps, permettent, à long terme, de déjouer les biais cognitifs en jeu dans la procrastination et de modifier notre propre fonctionnement en acquérant de nouveaux automatismes de pensée.
Sources de l'article
BOHLER Sébastien, « La procrastination, un défaut cérébral », Cerveau&Psycho, N°105, 11/2018,
DIEGUEZ Sébastian, « Oblomov : grandeur de la procrastination », Cerveau&Psycho, N°66, 11/2014
GUEGUEN Nicolas, « Tous procrastinateurs ? », Cerveau&Psycho, N°109, 04/2019,
SOURD Tanguy, « Cesserons-nous un jour de procrastiner ? », N°149, 10/2022
RITA Viola, « Dans le cerveau des procrastinateurs », Cerveau&Pycho N°141, 02/2022